Impossible de parler de Berengeville sans évoquer la silhouette si particulière de ses longères, étirées parallèlement à la route ou perdues au fond d’un chemin creux. Ces maisons typiques de notre région, d'un seul tenant, semblent veulent embrasser la campagne d’un coup d’aile. Le mot vient de « longue », et leur effet sur le paysage est saisissant : murs en pierre ou en bauge (un mélange d’argile, de paille et parfois de chaux), toits descendants jusqu’à caresser les pommiers, volets bleus ou gris, bardage de bois (“essentes”) parfois usé par des siècles de vent d’ouest.
Ce qui frappe à Berengeville, c’est que la plupart de ces bâtiments, même modestes, témoignent d’un savoir-faire artisanal presque disparu aujourd'hui. Ici, point de plans d’architecte, mais un art des proportions, de l’orientation (toujours dos aux vents dominants), et de l’utilisation de matériaux locaux, tels que les galets de la Seine, la tuile plate d’Évreux, ou le silex noirci.
Derrière chaque colombage, parfois dissimulé sous le lierre, c’est toute une histoire collective qui se trame. On sait, grâce aux registres paroissiaux, que certains hameaux de Berengeville abritaient déjà près de 85 âmes vers 1790, avec une densité de fermes beaucoup plus élevée qu’aujourd’hui. La Basse Normandie était une région riche, et les grandes réformes agricoles du XIX siècle ont contribué à la prospérité des exploitations.
Récemment, les fouilles du parc de la Longueraye ont d’ailleurs mis à jour de simples poteries du XVIII siècle, ainsi qu’un poignard de garde national (source : Archives départementales de l’Eure), rappelant que le village fut jadis le théâtre discret de petits drames de l’histoire de France.
On croise encore à Berengeville des habitants qui préfèrent taire certaines légendes, comme celle de la “longère aux chats” où, selon les anciens, une pièce close aurait servi à abriter des trésors cachés par des contrebandiers à la fin du XIX siècle. Si la réalité se mêle parfois à la fiction, il en va ainsi dans tous les villages où l’on garde la mémoire dans la confidence.
Le plus émouvant reste ce que racontent les murs eux-mêmes : sur plusieurs linteaux, on peut voir des dates gravées, signant la fierté d’une génération qui s’est investie dans la pierre, la terre, la patience. À la ferme dite “des Hallots”, une plaque indique encore 1838, tandis que la longère du “Pré Fleuri” aurait selon la tradition orale servi de relais clandestin pour les postiers à cheval allant d’Évreux à Pont-de-l’Arche.
S’il est un aspect souvent sous-estimé du patrimoine rural, c’est l’étonnante capacité d’adaptation des bâtisseurs. Qu’y a-t-il de plus moderne, en réalité, que de construire avec ce que la nature offre à portée de main ?
Mieux encore : bien avant le “zéro déchet”, les paysans recyclaient presque tout. Les charpentes étaient régulièrement démontées pour être remontées ailleurs ; les anciennes portes devenaient des mangeoires ; la moindre pierre trouvait son usage. Aujourd’hui, de jolies initiatives font revivre ce savoir-faire, à l’image de l’atelier de restauration “Bauge et Vieux Bois” qui transmet ces techniques aux jeunes générations de la commune (source : France Bleu Normandie).
Oubliez le cliché d’une campagne figée dans le temps ! Jusqu’aux années 1950, la vie dans une ferme de Berengeville était rythmée par le bruit de la batteuse, les appels des commères au puits, et surtout par un mélange permanent de travail, de solidarité, de fêtes... et de surprises.
De nos jours, quelques éleveurs et maraîchers proposent encore à la vente des produits “au portail” : œufs frais, lait cru et, parfois, pommes de variétés anciennes, comme la célèbre “Devenue de Berengeville” appréciée dans toute l’Eure (source : Conservatoire Régional des Collections Végétales).
Certains des plus beaux exemples sont aujourd’hui propriétés privées ou ont radicalement changé de destination. L’ancienne ferme Dubost, par exemple, accueille aujourd’hui des résidences d’artistes tous les étés. Sa grange, restaurée et isolée dans les règles de l’art, sert aussi de salle de concert ou de marché de producteurs locaux.
Autre coup de cœur : la longère de “La Petite Vigne”, restaurée avec soin par ses nouveaux occupants, qui ont choisi de révéler les pans de bois d’origine sous la chaux. On y organise parfois des ateliers de peinture, des lectures ou des petits concerts à la belle saison. Selon “La Presse de la Manche”, ces initiatives attirent chaque année plus de 350 visiteurs lors des Journées du Patrimoine.
Si certains secrets résident dans la mémoire des pierres, d’autres se cachent dans l’art patient de la restauration. Rénover une longère ancienne, c’est accepter de dialoguer avec l’histoire sans jamais l’effacer sous des matériaux standardisés.
Les initiatives individuelles sont précieuses, mais chaque geste compte : défricher le vieux jardin, réparer une gouttière avec une feuille de zinc d’époque, ou ouvrir simplement sa porte pour raconter ne serait-ce qu’un pan de son histoire.
Le charme de ces demeures rurales ne laisse pas indifférent. De jeunes familles, des artistes, et même des néoruraux en quête de sens s’y installent, y créent de nouveaux récits tout en respectant l’esprit des lieux. Selon l’Insee, la population de communes rurales normandes a augmenté de 1,5% en moyenne depuis 2020, portée notamment par cet engouement pour une vie “en vrai”, loin du bruit mais riche de rencontres et de lien.
Les fermes et longères de Berengeville ne sont pas seulement des témoins figés du passé : elles sont ces foyers où continuent d’éclore des histoires, à mi-chemin entre l’intime et le collectif, entre l’épaisseur du temps et la fraîcheur de demain. En parcourant les chemins, en levant les yeux vers un pigeonnier ou en longeant une façade fleurie, souvenons-nous que chaque pierre, chaque morceau de bois patiné, ne demande qu’à partager ses secrets… aux cœurs attentifs.
Vivre, découvrir et savourer la campagne normande