L’essence des longères et fermes normandes : un patrimoine vivant

Impossible de parler de Berengeville sans évoquer la silhouette si particulière de ses longères, étirées parallèlement à la route ou perdues au fond d’un chemin creux. Ces maisons typiques de notre région, d'un seul tenant, semblent veulent embrasser la campagne d’un coup d’aile. Le mot vient de « longue », et leur effet sur le paysage est saisissant : murs en pierre ou en bauge (un mélange d’argile, de paille et parfois de chaux), toits descendants jusqu’à caresser les pommiers, volets bleus ou gris, bardage de bois (“essentes”) parfois usé par des siècles de vent d’ouest.

  • Le saviez-vous ? Dans l’Eure, on recense aujourd’hui plus de 4 500 longères traditionnelles, selon l’Inventaire général du patrimoine culturel (source : Région Normandie).
  • La ferme, quant à elle, s’organise souvent en “U” ou en carré, autour d’une cour centrale, rassemblant toutes les activités sous la surveillance bienveillante du logis principal.

Ce qui frappe à Berengeville, c’est que la plupart de ces bâtiments, même modestes, témoignent d’un savoir-faire artisanal presque disparu aujourd'hui. Ici, point de plans d’architecte, mais un art des proportions, de l’orientation (toujours dos aux vents dominants), et de l’utilisation de matériaux locaux, tels que les galets de la Seine, la tuile plate d’Évreux, ou le silex noirci.

Une histoire mêlée d’oublis et de révélations

Derrière chaque colombage, parfois dissimulé sous le lierre, c’est toute une histoire collective qui se trame. On sait, grâce aux registres paroissiaux, que certains hameaux de Berengeville abritaient déjà près de 85 âmes vers 1790, avec une densité de fermes beaucoup plus élevée qu’aujourd’hui. La Basse Normandie était une région riche, et les grandes réformes agricoles du XIX siècle ont contribué à la prospérité des exploitations.

  • Plusieurs longères portent encore les marques de la Seconde Guerre mondiale. On aperçoit, dans les caves ou greniers, des croix gravées à la craie, des niches qui servaient à cacher du beurre ou, dit-on, des réfugiés pendant les années sombres.
  • Il n’est pas rare de découvrir dans une vieille armoire, des contrats de mariage, baux à fermage ou calendrier républicain datés parfois du Directoire, révélant l’incroyable stabilité – et parfois la précarité – des familles qui s’y sont succédées.

Récemment, les fouilles du parc de la Longueraye ont d’ailleurs mis à jour de simples poteries du XVIII siècle, ainsi qu’un poignard de garde national (source : Archives départementales de l’Eure), rappelant que le village fut jadis le théâtre discret de petits drames de l’histoire de France.

Secrets de famille et histoires murmurées

On croise encore à Berengeville des habitants qui préfèrent taire certaines légendes, comme celle de la “longère aux chats” où, selon les anciens, une pièce close aurait servi à abriter des trésors cachés par des contrebandiers à la fin du XIX siècle. Si la réalité se mêle parfois à la fiction, il en va ainsi dans tous les villages où l’on garde la mémoire dans la confidence.

Le plus émouvant reste ce que racontent les murs eux-mêmes : sur plusieurs linteaux, on peut voir des dates gravées, signant la fierté d’une génération qui s’est investie dans la pierre, la terre, la patience. À la ferme dite “des Hallots”, une plaque indique encore 1838, tandis que la longère du “Pré Fleuri” aurait selon la tradition orale servi de relais clandestin pour les postiers à cheval allant d’Évreux à Pont-de-l’Arche.

Les matériaux : une leçon d’écologie avant l’heure

S’il est un aspect souvent sous-estimé du patrimoine rural, c’est l’étonnante capacité d’adaptation des bâtisseurs. Qu’y a-t-il de plus moderne, en réalité, que de construire avec ce que la nature offre à portée de main ?

  • La bauge (terre crue et paille), qui isole du froid et de l’humidité, fut longtemps privilégiée dans la vallée. Selon l’ADEME, une maison en bauge permet un gain thermique naturel de plus de 25% par rapport au parpaing classique (ADEME).
  • Le torchis, enduit entre pans de bois, offrait un équilibre idéal entre solidité et souplesse.
  • La tuile plate d’Évreux, la pierre de Vernon, et même le silex – le “diamant noir” du terroir – signent l’élégance naturelle des anciennes bâtisses.

Mieux encore : bien avant le “zéro déchet”, les paysans recyclaient presque tout. Les charpentes étaient régulièrement démontées pour être remontées ailleurs ; les anciennes portes devenaient des mangeoires ; la moindre pierre trouvait son usage. Aujourd’hui, de jolies initiatives font revivre ce savoir-faire, à l’image de l’atelier de restauration “Bauge et Vieux Bois” qui transmet ces techniques aux jeunes générations de la commune (source : France Bleu Normandie).

Entre labeur, convivialité et grands changements : la vie quotidienne d’autrefois

Oubliez le cliché d’une campagne figée dans le temps ! Jusqu’aux années 1950, la vie dans une ferme de Berengeville était rythmée par le bruit de la batteuse, les appels des commères au puits, et surtout par un mélange permanent de travail, de solidarité, de fêtes... et de surprises.

  • La petite école rurale d’avant-guerre accueillait une douzaine d’enfants de tous âges, logée parfois dans la grange ou la pièce “au feu”. Ici, on apprenait à lire en découvrant les modèles de calendrier ouest-français.
  • Les veillées d’hiver, autour du poêle à bois, donnaient lieu à la transmission de recettes séculaires. La fameuse “tarte normande” de la famille Lemoine, par exemple, daterait d’au moins 1880 selon le dernier carnet transmis de mère en fille.
  • L’entraide “à la manoeuvre” était de règle : lors des moissons, une quinzaine de bras de voisins, parfois de passage, prenaient part au travail, suivis d’un repas fleuri de cidre maison — tradition aujourd'hui perpétuée lors de la Fête des Moissons de Berengeville (premier week-end de juillet chaque année).
  • Les métiers d’antan étaient nombreux et foisonnants : cloutier, charron, maréchal-ferrant, lessivière… Chaque ferme était une micro-société, où chacun tenait un rôle bien à lui.

De nos jours, quelques éleveurs et maraîchers proposent encore à la vente des produits “au portail” : œufs frais, lait cru et, parfois, pommes de variétés anciennes, comme la célèbre “Devenue de Berengeville” appréciée dans toute l’Eure (source : Conservatoire Régional des Collections Végétales).

Portraits de bâtisses : quand l’histoire inspire la créativité

Certains des plus beaux exemples sont aujourd’hui propriétés privées ou ont radicalement changé de destination. L’ancienne ferme Dubost, par exemple, accueille aujourd’hui des résidences d’artistes tous les étés. Sa grange, restaurée et isolée dans les règles de l’art, sert aussi de salle de concert ou de marché de producteurs locaux.

Autre coup de cœur : la longère de “La Petite Vigne”, restaurée avec soin par ses nouveaux occupants, qui ont choisi de révéler les pans de bois d’origine sous la chaux. On y organise parfois des ateliers de peinture, des lectures ou des petits concerts à la belle saison. Selon “La Presse de la Manche”, ces initiatives attirent chaque année plus de 350 visiteurs lors des Journées du Patrimoine.

  • Conseil pratique : Pour les amateurs de balades, certains propriétaires ouvrent leurs extérieurs un dimanche par mois, sur inscription auprès de l’Association Les amis du patrimoine rural de Berengeville (contact en mairie).

Comment entretenir, rénover et préserver ce patrimoine ?

Si certains secrets résident dans la mémoire des pierres, d’autres se cachent dans l’art patient de la restauration. Rénover une longère ancienne, c’est accepter de dialoguer avec l’histoire sans jamais l’effacer sous des matériaux standardisés.

  • Bien diagnostiquer : Faire appel à un spécialiste du bâti ancien (il en existe 3 référencés dans l’Eure selon la CAPEB) afin de cibler modifications à éviter (notamment l’usage de ciment, qui étouffe le torchis).
  • Financer la rénovation : Saviez-vous que plus de 500 000 euros d’aides ont été mobilisées en Normandie en 2022 pour la restauration de fermes traditionnelles (source : DRAC Normandie) ? Renseignez-vous auprès de la Fondation du Patrimoine ou de l’Association Maisons Paysannes de France.
  • Miser sur la transmission : Les ateliers de transmission organisés à Berengeville attirent chaque année plus de 60 participants venus des quatre coins de la région.

Les initiatives individuelles sont précieuses, mais chaque geste compte : défricher le vieux jardin, réparer une gouttière avec une feuille de zinc d’époque, ou ouvrir simplement sa porte pour raconter ne serait-ce qu’un pan de son histoire.

Éveil et avenir : pourquoi les longères font rêver aujourd’hui ?

Le charme de ces demeures rurales ne laisse pas indifférent. De jeunes familles, des artistes, et même des néoruraux en quête de sens s’y installent, y créent de nouveaux récits tout en respectant l’esprit des lieux. Selon l’Insee, la population de communes rurales normandes a augmenté de 1,5% en moyenne depuis 2020, portée notamment par cet engouement pour une vie “en vrai”, loin du bruit mais riche de rencontres et de lien.

  • Pour les curieux : ne manquez pas les itinéraires de découverte, à pied ou à vélo, jalonnés d’anciennes fermes réhabilitées. Quelques circuits secrets sont disponibles gratuitement à l’office du tourisme d’Évreux.
  • L’œuvre de valorisation du bâti ancien de Berengeville commence tout juste : la prochaine étape ? Des interviews d’anciennes familles, une collecte de photos et, pourquoi pas, la réédition d’un petit livret “Mémoire des pierres” dès la rentrée prochaine.

Les fermes et longères de Berengeville ne sont pas seulement des témoins figés du passé : elles sont ces foyers où continuent d’éclore des histoires, à mi-chemin entre l’intime et le collectif, entre l’épaisseur du temps et la fraîcheur de demain. En parcourant les chemins, en levant les yeux vers un pigeonnier ou en longeant une façade fleurie, souvenons-nous que chaque pierre, chaque morceau de bois patiné, ne demande qu’à partager ses secrets… aux cœurs attentifs.

En savoir plus à ce sujet :

Vivre, découvrir et savourer la campagne normande

Balades patrimoniales à Berengeville-la-Campagne : Trésors architecturaux et secrets d’histoire à portée de main

11/08/2025 Impossible de venir à Berengeville-la-Campagne sans longer l’église Saint-Pierre, dont la silhouette de silex et de brique signale de loin le centre du village. Un édifice séculaire : Mentionnée dès le XVe siècle, l’église a travers...

Berengeville-la-Campagne : mille ans de quotidien rural, miroir de notre identité

21/08/2025 À Berengeville-la-Campagne, nul besoin de remonter bien loin : le moindre chemin creux, les haies touffues et les cimes fruitières rappellent que, depuis des siècles, l’humain modèle la campagne. L’openfield normand – ce patchwork de champs ouverts entrecoup...

Tout savoir sur la géographie et la nature authentique de Berengeville-la-Campagne

02/11/2025 Impossible de comprendre Berengeville-la-Campagne sans laisser ses pas, ou a minima ses pensées, s’égarer au gré de son relief. Ce petit village de l’Eure, perché à une vingtaine de kilomètres d’Évreux, fait partie de ces territoires...

Berengeville-la-Campagne autrement : géographie et nature, à fleur de sentier

14/11/2025 Nos chaussures humides en témoignent souvent : Berengeville-la-Campagne respire la Normandie à pleins poumons, mais elle a sa propre respiration. Ici, les hectares se dessinent tout en rondeur, entre riches terres agricoles et coteaux plus sauvages. Installée dans le d...

Voyage dans le temps : les grandes étapes marquantes de Berengeville-la-Campagne

07/08/2025 Que savons-nous vraiment sur la naissance de Berengeville-la-Campagne ? Comme beaucoup de villages de l’Eure, la commune s’ancre dans une histoire séculaire discrète, mais profonde. Les limons fertiles déposés par la Lédenon, petit ruisseau...
Haut